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Sarah Kane: Dramaturgie de la Violence
I
II - SYMBOLISME ET INTERTEXTUALITÉ

 

"Sarah is transforming them [the references and quotations] to create a completely new piece of art. So, the references and quotations add layers and a texture to the play that is extraordinary and thrilling." [ref 3-1]

Selon le Dictionnaire Encyclopédique Larousse 2000, l'intertextualité signifie "l'ensemble des relations qu'un texte, et notamment un texte littéraire, entretient avec un autre ou avec d'autres, tant au plan de sa création [...] qu'au plan de sa lecture et de sa compréhension, par les rapprochements qu'opère le lecteur." [ref 3-2] Le symbolisme et l'utilisation de références, directes ou inconscientes, empruntées à d'autres artistes jouent un rôle important dans l'illustration de la violence chez Sarah Kane. L'une des particularités de son théâtre réside dans la diversité de son intertextualité: ses pièces renvoient aussi bien au théâtre, qu'à la poésie, ou encore au roman.

 

III - 1. La Bible: scène(s) de violence

Un autre élément important dans l'utilisation de la violence chez Sarah Kane est la récurrence du symbolisme biblique et le nombre important de références à la Bible. Ses pièces sont emplies d'images sur le thème de la crucifixion et de bien d'autres références religieuses. Elle prend appui sur la Bible, s'en joue, et s'en déjoue sans cesse.

Cette dimension biblique intensifie la notion de violence dans son théâtre, puisqu'elle offre un écho immédiat à un passé légendaire universel. Les épisodes tragiques de la Bible se retrouvent dans les atrocités du théâtre de Sarah Kane. Cela confère à ses pièces un impact théâtral considérable. De fait, la connexion devient une évidence significative et suggestive sur le plan émotionnel pour le spectateur.

III - 1. A / Images de crucifixion

Dans la dernière scène de Blasted, Ian est véritablement déifié. La longue souffrance et l'isolation du personnage à la fin de la pièce font penser à la passion et à la crucifixion du Christ. S'il est puni par la mort, Ian se trouve également racheté à la fin de la pièce. Sa souffrance est en quelque sorte une forme de renaissance qui passe par la Rédemption. En effet, Ian s'écrie "Thank you." (B 61), remerciant la femme dont il a abusé durant toute la première partie de la pièce.

L'image de sa mort est très religieuse. Il est, en quelque sorte, contraint de se sacrifier pour être lavé de ses péchés, comme Jésus se sacrifie pour purifier les hommes:

"Ian crying, huge bloody tears." (B 60);
"It starts to rain on him, coming through the roof." (B 60).

Le sang qui coule sur son visage, ajouté à l'eau qui tombe du ciel constitue un symbole biblique de purification:

"La purification légale se fait par l'eau, les sacrifices, des aspersions de sang et d'enlèvement des objets idolâtriques qui pourraient souiller le pays." [ref 3-3]

Après avoir infligé tant de souffrance à Cate, dans la première partie de la pièce, Ian passe véritablement du statut de bourreau à celui de victime, à tel point qu'il finit par se retrouver dans la même posture que le Christ:

"[...] ils virent qu'il était déjà mort, [...] mais l'un des soldats, de sa lance, lui perça le côté, et il sortit aussitôt du sang et de l'eau." [ref 3-4]

Ian se retrouve alors placé, au même titre que Jésus, comme fils de l'humanité, une humanité qui ne manque pas de violence et qui ne cesse de répéter sans cesse la même histoire. Par cette image biblique, Sarah Kane nous montre que c'est notre civilisation tout entière qui mène Ian à la destruction. Il est obligé de subir la violence et de mourir pour être lavé de ses péchés. La dramaturge met également ici en exergue la cruauté contenue dans la Bible, principale œuvre de référence de notre civilisation judéo-chrétienne, qui place finalement la violence et la mort comme unique solution au pardon. La mort de Ian, suivie de l'épisode de purification, et enfin de son retour à la vie, parodie d'ailleurs l'enterrement du Christ le vendredi soir, sa descente aux enfers le samedi et sa résurrection le dimanche matin.

La notion de purification, qui accompagne la crucifixion est omniprésente dans le théâtre de Sarah Kane. Dans la Bible, les vertus de la pureté sont définies par les termes suivants: "charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres" [ref 3-5]. Ainsi, si le titre de la pièce, Cleansed, peut prendre la signification d'un nettoyage ethnique, il a également un sens religieux évident. Pour purifier les hommes, Jésus se sacrifie. Il les lave ainsi de leurs péchés. On pourrait d'ailleurs assimiler Tinker à un mauvais Dieu puisque, lui, sacrifie les autres personnages pour les purifier. Une fois de plus, pour êtres purs, les personnages de la pièce sont contraints de subir des tortures. Ainsi, avec la langue coupée, Carl ne pourra plus mentir par la parole, comme il l'a fait avec Rod. Par ce type d'images d'une violence extrême, Sarah Kane remet en question la violence de la Bible, mais aussi les médiateurs de Dieu, comme Tinker qui prétendent détenir la morale. Ce personnage est placé comme un gourou qui a une emprise sur les gens. Avec son emploi biblique esthétique, Sarah Kane amène aussi, en quelque sorte, son spectateur à se demander s'il n'a pas perdu l'essentiel, à force d'adoration d'icônes? Le message biblique doit avant tout ouvrir l'individu à se poser des questions. Il ne sait donner les réponses dont pourtant ses représentants en usent depuis des siècles. Finalement, l'intérêt de ce parallélisme entre Sarah Kane et la Bible vient du fait qu'elle pousse son spectateur à se remettre en question.

En parallèle, elle l'amène à se demander jusqu'où il peut aller par amour. Dans Cleansed, Carl promet à Rod que son amour est tel qu'il est prêt à sacrifier sa vie pour lui:

Rod You'd die for me?
Carl Yes. (CL 109),

toutefois, il finit par le trahir: "don't kill me Rod not me" (CL 117). Cet épisode rappelle la promesse non tenue de Pierre à Jésus:

"Pierre lui dit: 'Pourquoi ne puis-je pas te suivre pas à présent? Je donnerai ma vie pour toi.' Jésus répond: '[...] le coq ne chantera pas que tu ne m'aies renié trois fois.'" [ref 3-6]

Pierre aura beau se repentir, il connaîtra tout de même des souffrances extrêmes pour avoir trahit. De la même façon, Carl est mutilé par Tinker. Sarah Kane fait ressortir l'idée de punition, omniprésente dans la Bible. L'image du rat constitue d'ailleurs un moment très fort: "The rat begins to eat Carl's right hand." (CL 130). Cet animal représente l'impureté, selon la Bible de Jérusalem:

"Voici, parmi les bestioles qui rampent sur terre, celles que vous tiendrez pour impures: la taupe, le rat et les différentes espèces de lézards [...]" [ref 3-7]

Dans Cleansed, les organes de trahison, mangés par les rats, symbolisent l'impureté. Carl est châtié pour l'impureté de son amour pour Rod.

Le prénom Rod, fait d'ailleurs penser au bâton du châtiment et au proverbe tiré de la Bible: "Spare the rod and spoil the child". L'épisode du châtiment dans la Bible est assimilé à une véritable sanction du coupable:

"Il n'y a pas de crainte dans l'amour [...] et celui qui craint n'est point parvenu à la perfection de l'amour." [ref 3-8]

Ainsi, Carl est punit pour n'avoir pas réussi à aimer Rod à la perfection.

Qu'est-ce qu'un amour pur? Implique-t-il nécessairement le sacrifice? L'erreur doit-elle toujours être punie par des actes de violence, comme cela semble être le cas dans la Bible? Telles sont les questions que soulève ici la dramaturge en utilisant ces références bibliques.

Il y a chez Sarah Kane une théologie de la violence: la messe catholique et la manducation du corps du Christ n'en sont pas moins violents. Comme l'homme a trahit Dieu, Carl a promis à Rod mais n'a pas tenu sa promesse. Il avale ainsi la bague, telle l'hostie, en rémission de sa trahison:

"Rod takes off the ring and puts it in Carl's mouth.

Carl swallows it. He cries." (CL 142)

Si Carl se trouve assimilé à Pierre, Rod représente alors le Christ. Plus tard, il promet d'ailleurs à son tour de se sacrifier au nom de son amour:

"I will always love you
I will never lie to you
I will never betray you
On my life." (CL 142).

Carl avale également la bague comme s'il avalait le corps de Rod, celui du Christ sacrifié pour lui. Cela fait directement référence à l'institution de l'Eucharistie lors du repas pascal dans la Bible:

"Jésus pris du pain [...] en disant: 'Prenez, mangez, ceci est mon corps.' Puis, prenant une coupe [...] en disant: 'Buvez-en tous; car ceci est mon sang, le sang de l'alliance [...] en rémission des péchés.'" [ref 3-9]

Juste avant de mourir, Rod s'écrie: "It can't be this." (CL 142), tandis que, dans le Nouveau Testament de la Bible, Jésus prononce sur sa croix: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?" [ref 3-10] avant d'expirer son dernier souffle. Après avoir affirmé être prêt au sacrifice, Rod, comme le Christ, lance un cri de détresse. On retrouve d'ailleurs à nouveau cette idée dans 4.48 Psychosis où la référence biblique est encore plus évidente: "My love, my love, why have you forsaken me?" (PS 219). En plaçant son amour comme Dieu, la voix exprime sa souffrance pour les péchés du monde, tel le Christ sur la croix.

III - 1. B / Autres références religieuses

Outre les abondantes images de crucifixion qu'utilise Sarah Kane, on trouve dans son théâtre de nombreuses autres références religieuses.

Par exemple, dans 4.48 Psychosis, une voix s'élève:

"We are anathema
the pariahs of reason" (PS 228)

Pour la première fois, la pièce prend une envergure très religieuse. En effet, c'est ici la première fois que la voix utilise le pronom "we". Elle s'exprime au nom de l'humanité, dans laquelle elle s'inclue. Juste avant, déjà, elle évoquait l'humanité à la première personne du singulier se montrant responsable de tous les crimes commis par notre civilisation:

"I gassed the Jews, I killed the Kurds, I bombed the Arabs, I fucked small children while they begged for mercy, the killing fields are mine [...]" (PS 227).

Cette fois-ci, c'est à la troisième personne du pluriel que la voix explique que l'humanité devrait être répudiée parce qu'elle est hérétique, qu'elle est responsable des horreurs commises.

Dans Phaedra's Love, une scène montre Thésée qui embrasse Hippolyte alors que juste après, il le livre aux mains de ceux qui vont le tuer:

"Theseus [...] kisses him full on the lips and pushes him into the arms of Man 2.
Theseus Kill him.
" (PH 100)

Cet épisode fait étrangement penser au passage de la Bible, où Judas embrasse Jésus et le trahit par ce baiser, qui permet son arrestation:

"'Celui à qui je donnerai un baiser, c'est lui; arrêtez-le.' [...] 'Salut Rabbi !', et il lui donna un baiser. " [ref 3-11]

Hippolyte se trouve alors assimilé à Jésus. D'ailleurs, le Christ prend tous les péchés du monde sur son dos pour sauver les hommes, et l'on peut supposer que, de la même façon, Hippolyte reconnaît le viol de Phèdre pour la sauver du péché capital que représente son suicide.

Les références de Sarah Kane en matière biblique ne s'arrêtent pas là puisqu'elle va même jusqu'à jouer avec les prénoms de ses personnages. Grace, par exemple, évoque à plusieurs reprises son prénom, comme si Sarah Kane tenait à insister sur son importance:

"My name, so you think it looks like it sounds." (CL 123);
"I have a name." (CL 123)

Le prénom de Grace, fait immédiatement référence à la théologie protestante. Toutefois, que signifie exactement la Grâce?

"Le sens religieux du mot indique [...] une disposition de Dieu à l'égard des Hommes, une manière d'être et d'agir qu'inspire essentiellement la bienveillance et l'amour." [ref 3-12]

On pourrait ainsi presque invoquer que Grace constitue une incarnation de la Grâce. En effet, non seulement elle aime son frère à tel point qu'elle va se sacrifier pour lui et le ressusciter en devenant Graham, mais en plus, elle ne se dévoue pas uniquement à son frère. En effet, le personnage de Grace instruit Robin: elle lui apprend à écrire.

Lorsque Grace invoque un "Graham Jesus save me Christ" (CL 131), il s'agit d'un appel au secours par rapport à la douleur qu'elle est en train de subir, mais la phrase peut également être entendue avec un sens religieux. Grace s'écrie "save me" comme le prophète David demande à Jésus:

"Conduis-moi dans ta vérité, et instruis-moi;
Car tu es le Dieu de mon salut,
Tu es toujours mon espérance." [ref 3-13]

On pense immédiatement à la notion du sauveur dans la Bible: "Le sauveur, c'est Dieu, le vivant, c'est aussi Jésus, dont le nom [...] apporte le Salut." [ref 3-14] Grace déifie donc son frère. En prenant l'identité de Graham à la fin de la pièce, elle devient alors la Grace de Graham, soit la Grâce de Dieu. Toutefois, pour ce faire, elle est obligée de passer par une souffrance extrême. Une fois de plus, Sarah Kane fait ressortir la violence de la Bible par le biais de l'un de ses personnages. Elle remet en cause la notion de punition et de sacrifice, au cœur de l'œuvre de référence de notre société judéo-chrétienne.

 

III - 2. Influence de la littérature anglo-saxonne

III - 2. A / De Shakespeare à Marlowe: thématique et imagerie

Le théâtre de Sarah Kane est constitué de nombreuses références à d'autres artistes anglo-saxons fortement impliqués dans la représentation de la violence. Comment alors ne pas songer à William Shakespeare? La dramaturge puise chez lui une thématique qu'elle se plaît à remanier à son gré et qui confère à son théâtre une richesse supplémentaire.

Ainsi, les scènes de violence telle que la mutilation de Carl dans Cleansed font directement écho au théâtre de Shakespeare.

Titus Andronicus

Dans Titus Andronicus, Lavinia elle aussi se fait arracher la langue et couper les mains. Comme dans la pièce de Kane, au-delà d'une souffrance physique, il s'agit pour ce personnage d'une souffrance morale immense puisque, comme celui de Carl, il se retrouve dans l'impossibilité de communiquer.

De la même façon, lorsqu'on observe la relation qu'entretiennent Grace et son frère dans Cleansed, il est difficile de ne pas penser à Twelfth Night. Dans cette dernière pièce, deux femmes sont affligées par la perte de leur frère. Viola, séparée de Sebastian, est persuadée qu'il n'est plus de ce monde, tandis que le frère d'Olivia est mort. Si l'obsession d'Olivia pour son frère constitue, chez Shakespeare, une véritable source de comédie, Sarah Kane, elle, traite le sujet de façon plus grave. Grace n'accepte pas la mort de Graham et continue à le faire vivre dans son imagination. Les deux dramaturges partagent le thème du changement d'identité sexuelle, mais à des fins différentes. En effet, dans Twelfth Night, Viola "devient" Cesario pour prendre l'apparence d'un homme, tandis que dans Cleansed, Grace change de sexe pour devenir son frère et se trouver en parfaite communion avec lui. Si chez Shakespeare les genres retrouvent leur ordre normal à la fin de la pièce, ce n'est pas le cas chez Sarah Kane, où l'on assiste à un véritable changement d'identité sexuelle du personnage de Grace. Cependant, on retrouve tout de même l'idée de fusion du frère et de la sœur dans Twelfth Night.

Le Duc Orsino considère Viola et Sebastian comme: "One face, one voice, one habit, and two persons". [ref 3-15]

Sarah Kane Cleansed

C'est précisément ce à quoi aspire Grace dans Cleansed. Celle-ci aimerait être vue ainsi par les autres: "I look like him. Say you thought I was a man." (CL 114).

(photo by kind permission of British Touring Shakespeare.  For their site click here)

Tinker, lui, se rapproche du personnage du Malvolio de la pièce de Shakespeare. En effet, tous deux maintiennent l'ordre et étouffent le moindre sentiment des autres personnages, même si Tinker constitue sans aucun doute une version plus noire de Malvolio.

Sarah Kane s'inspire énormément des images utilisées par Shakespeare, notamment lorsqu'elle tourne le suicide de Ian en dérision dans Blasted. En évoquant la pièce elle affirme:

"[...] Certainly Blasted was deliberately to some extent a reworking of King Lear and I suppose the things that were preoccupying me at the time I was writing it." [ref 3-16]

Dans King Lear, le personnage de Gloucester, aveugle, croit que son fils déguisé Edgar l'accompagne en haut de la falaise de Douvres pour lui permettre de mettre fin à ses jours. Toutefois, ce dernier n'en fait rien et accompagne Lear sur un rocher duquel le roi ne peut se faire aucun mal:

Gloucester But have I fall'n, or no?
Edgar From the dread summit of this chalky bourn.
Look up a-height: the shrill-gorg'd lark so far
Cannot be seen or heard: do but look up. [ref 3-17]

La tentative de suicide de Gloucester se trouve alors tournée en dérision, tout comme celle de Ian dans la quatrième scène de Blasted, que Sarah Kane nomme d'ailleurs "Ian's Dover scene" [ref 3-18]. Dans la version de la dramaturge, Ian, aveugle, supplie Cate de l'aider à écourter ses jours. Celle-ci lui tend alors le fusil du soldat après y avoir enlevé les munitions:

Ian [...] He puts the gun [...] in his mouth.
He pulls the trigger. The gun clicks, empty.
He shoots again. And again and again.
He takes the gun out of his mouth.
Ian Fuck. (B 56)

Les tentatives de dissuasion de Cate font écho à celles d'Edgar dans King Lear. En effet, celle-ci affirme "God wouldn't like it" (B 55), tandis qu'Edgar opte pour l'idée d'une intervention divine qui aurait sauvé Gloucester:

"Therefore, thou happy father,
Think that the clearest gods,
who make them honours
Of men's impossibilities,
have preserved thee" [ref 3-19]

En matière de violence physique, on retrouve chez Sarah Kane des personnages qui se font torturer ou s'entre-tuent au nom de l'amour ou de la trahison, des images souvent empruntées à Shakespeare mais aussi à ses contemporains. La torture de Carl dans Cleansed, par exemple, fait tout de suite penser à ce que subit Edward II dans la pièce du même nom de Christopher Marlowe. En effet, en plus de partager l'amour que les deux personnages éprouvent pour un autre homme - Carl aime Rod et Edward est épris de Gaveston -, ils subissent chacun une forme de crucifixion. Ainsi, Carl est empalé avec un bâton, et Edward se fait écraser par une table dont les pieds lui entrent dans le corps. Tous deux se font ainsi violenter par amour pour l'autre.

III - 2. B / Eléments formels chers à Beckett

Le théâtre de Samuel Beckett constitue, lui aussi, une source importante d'inspiration pour Sarah Kane. En effet, d'un point de vue thématique, on retrouve chez elle la notion d'esprit aliéné par le corps, une idée très présente dans les dernières pièces de Samuel Beckett. Samuel Beckett Ainsi, dans 4.48 Psychosis une voix profère: "Body and soul can never be married" (PS 212). De la même façon, dans Crave, C affirme: "I want to feel physically like I feel emotionally" (CR 179).

Toutefois, si Sarah Kane reprend des thèmes, comme celui-ci, chers à Beckett, c'est surtout sur le plan de la forme qu'elle s'inspire de son théâtre. On retrouve, par exemple, dans Crave des similitudes avec Waiting for Godot tel que le discours d'un même personnage étendu sur plusieurs pages. En effet, les deux dramaturges cultivant une attitude minimaliste et simplifiée du langage pour une plus grande intensité, une soudaine profusion de mots est très surprenante chez eux. Ainsi, dans Crave, la longue déclaration d'amour de A contraste avec la brièveté des répliques qui la précède. De la même façon, dans Waiting for Godot, le long discours de Lucky casse totalement le silence habituel du personnage. Comme Beckett, Sarah Kane décide de ne pas faire appel à la ponctuation dans son monologue, mettant en avant la délivrance de la voix qui s'élève. Si le long monologue de Crave est beaucoup plus clair et rythmé que celui de Waiting for Godot, Sarah Kane fait pourtant écho à ce dernier en utilisant le même procédé que Samuel Beckett.

Les deux dramaturges ont également en commun l'utilisation très diversifiée des silences. Sarah Kane n'hésite pas à reprendre régulièrement dans les didascalies de 4.48 Psychosis, les différents types de silence utilisés par Samuel Beckett dans Waiting for Godot.

Toutefois, les similitudes entre Samuel Beckett et Sarah Kane ne s'arrêtent pas à la longueur soudaine d'un monologue ou à l'utilisation de silences. La dramaturge s'inspire également du fonctionnement des personnages en couples dans Waiting for Godot. Le rapport de dépendance entre Ian et Cate dans Blasted s'apparente à la relation qu'entretiennent les personnages Vladimir/Estragon et Pozzo/Lucky de Waiting for Godot. En effet, dans la pièce de Beckett, chacun des couples semble inséparable et destiné à passer sa vie ensemble. Ainsi, même si Lucky a l'opportunité de quitter son maître, il continue de choisir la servitude. Si les deux clochards répètent souvent qu'ils ne sont pas faits pour suivre le même chemin, ils reconnaissent qu'ils ont besoin l'un de l'autre pour exister et ne parviennent jamais à se quitter. De la même façon, dans Blasted, même si Cate affirme: "I'm here for the night" (B 5), Ian est déterminé à l'empêcher de quitter la chambre d'hôtel. Celui-ci se sent véritablement lié à Cate: "We're one" (B 26) et son sentiment s'avère finalement être réciproque. Ainsi, à la fin de la pièce, plutôt que de quitter définitivement la chambre d'hôtel, Cate revient auprès de Ian. La pièce se termine comme Waiting for Godot où les deux personnages occupent finalement la scène ensemble.

III - 2. C / Transgression des conventions: Martin Crimp et T.S. Eliot

Les artistes qui détournent les règles de forme constituent bien sûr un intérêt capital pour Sarah Kane, qui se plaît également beaucoup à déjouer les conventions, donnant une forme peu commune à son théâtre. Celle-ci puise ainsi certaines idées dramatiques chez Martin Crimp: "He is one of the few genuine formal innovators writing for the stage" [ref 3-20]. L'influence de Attempts on Her Life a joué un rôle considérable dans la forme de Crave et de 4.48 Psychosis. En effet, on y retrouve le rejet des didascalies, mais également l'absence de personnages en tant que véritable entité sémiotique. Attemps on her life ne contient aucune indication concernant le nombre de personnages et on ne sait jamais qui parle. Si dans Crave, les voix sont désignées par des lettres, 4.48 Psychosis est encore plus proche de la pièce de Crimp puisque la notion de personnage y disparaît, cette fois-ci totalement, pour laisser place à une kyrielle de voix non identifiées.

Les inspirations de Sarah Kane ne s'arrêtent pas au théâtre. En effet, la poésie joue également un rôle capital dans le travail de la dramaturge. L'influence principale de Crave, aussi bien dans sa forme que dans son contenu, est d'ailleurs un poème de T.S. Eliot:

T.S. Eliot. Click for source of picture

"The play is quite obviously very heavily based and influenced on The Waste Land." [ref 3-21]

Il paraît intéressant de constater que, si The Waste Land constitue le début d'une écriture théâtrale en vers pour T.S. Eliot, puisqu'il est composé de plusieurs voix, on a souvent dit de Crave qu'il s'agissait plus d'un poème que d'une pièce. Toutefois, selon T.S. Eliot, "The ideal medium for poetry [...] is the theatre" [ref 3-22]. Sarah Kane, pour qui le rythme et la musicalité sont primordiaux, semble partager cette idée. Le titre du poème de T.S. Eliot devait, à l'origine, être: He do the Police in Different Voices. Celui-ci, tiré d'une citation de la nouvelle de Charles Dickens intitulée Our Mutual Friend, illustre aussi bien la structure de la pièce de T.S. Eliot, que celle de Sarah Kane. Les voix ne sont pas clairement identifiées dans le poème de T.S. Eliot et, Kane, ne donne pas de noms spécifiques à ses personnages, définissant leur identité par des lettres.

D'un point de vue textuel, l'influence du poème de T.S. Eliot sur Crave est évident, et pour cause, Sarah Kane va jusqu'à utiliser des phrases de The Waste Land dans sa pièce telles que "HURRY UP PLEASE, ITS TIME" [ref 3-23] (CR 162), dont elle conserve même l'écriture en majuscules. Elle utilise également le procédé du poête qui consiste à faire appel à des mots et à des phrases de plusieurs langues, jouant ainsi avec les conventions.

Enfin, Crave se rapproche de The Waste Land pour son contenu riche en éléments intertextuels. En effet, le poème de T.S. Eliot contient des citations empruntées à la littérature ou à la religion, ainsi que des paroles de chansons, et à Sarah Kane de reprendre l'idée. Celle-ci fait même écho, dans sa pièce, aux références de T.S. Eliot. En effet, il est indiqué à la fin du poème de T.S. Eliot que "Datta" [ref 3-24] vient de la phrase "Datta, dayadhvam, damyata" qui signifie "Give, sympathise, control", une traduction que l'on retrouve dans Crave. (CR 182)

 

III - 3. Sources littéraires étrangères

III - 2. A / La notion d'enfermement chez Strindberg

Le refus de Sarah Kane de situer ses pièces en un temps et en un lieu précis vient de sa lecture de La sonate des spectres de Strindberg. Le lieu irréel que constitue l'université de Cleansed, par exemple, fait tout de suite penser à la maison de Hummel dans La sonate des spectres. Toutes deux se trouvent juxtaposées à la réalité du monde. Strindberg place d'abord Hummel et l'étudiant hors d'une maison où l'on peut voir toutes sortes d'objets rappelant la vie à l'extérieur tels qu'une "fontaine", et une "colonne publicitaire" [ref 3-25] habillée d'une affiche annonçant une représentation de "La Walkyrie en matinée" [ref 3-26]. Dans Cleansed, le monde extérieur se manifeste par des bruits venant du dehors:

"The sound of a cricket match in progress on the other side of the perimeter fence." (CL 109).

Les personnages de l'étudiant dans la pièce de Strindberg et de Grace dans la pièce de Sarah Kane, voient le lieu où ils se trouvent comme un endroit qui va leur permettre de s'accomplir. L'étudiant pense qu'il va combler ses aspirations en imaginant "la beauté et le luxe" [ref 3-27] régnant à l'intérieur de la maison, tandis que pour Grace l'institution de Tinker constitue l'endroit qui va lui permettre de retrouver son frère. Cependant, la maison comme l'université se révèlent être des pièges:

"Il y a dans cette maison quelque chose de pourri. Et moi, la première fois que je vous ai vue y entrer, j'ai imaginé le paradis." [ref 3-28]

Cet élément ne constitue pas la seule similarité que Cleansed partage avec La sonate des spectres. En effet, les deux auteurs font chacun appel à des noms particuliers pour chaque pièce de la maison ou de l'université. On trouve ainsi dans Cleansed et dans La sonate des spectres une pièce ronde. Chez Sarah Kane, elle est simplement appelée "the Round Room", tandis que chez Strindberg, il s'agit du "salon rond". Dans Cleansed, on trouve également "the White Room" qui était au départ le sanatorium de l'université, "the Black Room" qui correspond à la salle des douches transformée en cabines de peep-show et, "the Red Room", l'ancien hall de sport devenu chambre de torture. On peut remarquer de la même façon dans La sonate des spectres une "chambre aux jacinthes". On retrouve, aussi bien dans Cleansed que dans La sonate des spectres, l'utilisation des différentes pièces comme lieux de découverte et de révélation pour les personnages. Ceux-ci passent de pièce en pièce comme s'ils effectuaient un voyage initiatique, à l'intérieur de la maison chez Strindberg et de l'université chez Kane. Grace et l'étudiant passent tous deux d'instants de bonheur et de tendresse à des moments de souffrance, au fil de leur pèlerinage dans les différentes pièces.

On pourrait également comparer le personnage de la momie dans La sonate des spectres à celui de la danseuse dans Cleansed. La momie de Strindberg vit constamment dans un placard. Elle "passe presque tout [son] temps dans cette penderie, à la fois pour ne voir personne et pour n'être vue de personne" [ref 3-29]. Celle-ci apparaît comme une prisonnière, telle la danseuse de Cleansed qui ne sort jamais de la pièce noire. De la même façon, Hummel, l'ancien amant de la momie, ressemble étrangement à Tinker. Tous deux ont une relation commune à ces personnages féminins qui représentent ce qu'ils rejettent: l'amour et la compassion.

La momie redevient elle-même à la fin, une fois que Hummel la remplace dans le placard. De la même façon, une fois que l'identité de Grace est modifiée, la danseuse et Tinker sont libres de s'aimer. On retrouve ce même procédé dans Phaedra's Love où la libération d'Hippolyte passe par la mort de sa belle-mère.

III - 3. B / "Fragments d'un discours amoureux", de Büchner à Barthes

Cleansed est clairement inspirée du Woyzeck de Büchner d'un point de vue structurel. En effet, le langage utilisé est présent pour signifier le stricte minimum, pour mieux faire ressortir les désirs inexprimés des personnages. Ceux-ci parlent, ainsi, pour n'évoquer que le principal:

"I don't like writing things you really don't need, and my favourite exercise is cutting - cut, cut, cut!" [ref 3-30]

C'est précisément ce procédé de Büchner qui a inspiré Sarah Kane:

"Now Büchner's Woyzeck is an absolutely perfect gem of a play... in that anything remotely extraneous or explanatory is completely cut and all you get is those moments of extremely high drama." [ref 3-31]

Sur le plan de la construction, on retrouve également de nombreuses similitudes entre Woyzeck et Cleansed. En effet, Büchner étant mort avant d'avoir terminé sa pièce, il existe différentes versions de celle-ci et, on ne connaît pas, véritablement, l'ordre des différentes scènes. On imagine donc qu'il ne les a pas écrites dans un ordre précis mais, plutôt, en les séparant les unes des autres. C'est un peu ce qu'à fait Sarah Kane pour Cleansed, en écrivant chacune des histoires des couples séparément pour ensuite les assembler. En effet, dans Woyzeck comme dans Cleansed, on ne peut pas parler de véritable continuité logique. Sarah Kane explique d'ailleurs ce choix:

"I think in a lot of other plays there are things like 'so he runs off and tells his father' or if you look at Greek drama a messenger comes on - all of which is a lot easier to take and gives you a chance to calm down. But I didn't want to give people a chance to calm down." [ref 3-32]

Ainsi, Cleansed se trouve fragmentée en différentes histoires, pour mieux illustrer les notions de l'amour survivant à la répression et la perte d'identité. La dramaturge marie la forme et le fond, pour évoquer ces deux thèmes dominants dans Cleansed et inspirés par la lecture de Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes. Dans ce dernier ouvrage, l'auteur simule le discours amoureux. Il propose en quelque sorte, plus qu'une analyse des sentiments amoureux, un portrait de "quelqu'un qui parle en lui-même, amoureusement, face à l'autre (l'objet aimé), qui ne parle pas". [ref 3-33] Roland Barthes évoque, entre autres, la projection dans l'autre qu'implique l'amour de deux êtres, et qui mène à la destruction du sujet qui éprouve "la situation amoureuse comme une impasse définitive" [ref 3-34]. Il n'hésite pas à parler de "catastrophe":

"La catastrophe amoureuse est peut-être proche de ce qu'on a appelé, dans le champ psychotique, une situation extrême, qui est 'une situation vécue par le sujet comme devant irrémédiablement le détruire'; l'image en est tirée de ce qui s'est passé à Dachau." [ref 3-35]

La comparaison des deux situations peut sembler extrême mais elle rejoint une thématique chère à Sarah Kane:

"When I read it I was just appalled and thought how can he possibly suggest the pain of love is as bad as that. But then the more I though about it I thought actually I do know what he is saying. It's about the loss of self." [ref 3-36]

On retrouve cette idée de camp de concentration dans Cleansed où, les personnages semblent emprisonnés, à l'intérieur d'une institution dans laquelle ils subissent des tortures; métaphores de la catastrophe amoureuse qui les anime au plus profond de leur être. Les personnages se perdent au fil de la pièce, comme des déportés.

La perte de soi mais aussi, l'extrême solitude, la difficulté de communiquer, le manque de l'autre que peuvent impliquer l'amour sont autant de thèmes omniprésents dans l'ensemble de l'œuvre de Sarah Kane, explorés par Roland Barthes dans Fragments d'un discours amoureux.

III - 3. C / Imagerie de la maladie et libération par la mort: Ibsen, Camus et Brecht

Sarah Kane a affirmé au sujet de Blasted: "the first section was influenced by Ibsen" [ref 3-37]. Effectivement, en plus du réalisme d'Ibsen, on retrouve également chez elle l'imagerie de la maladie, omniprésente dans deux pièces du dramaturge. La syphilis qui frappe le Docteur Rank dans Maison de poupée, ou encore Oswald dans Fantômes, fait étrangement penser à la maladie de Ian dans Blasted. Celle-ci est utilisée comme une métaphore de la corruption morale du personnage. Le corps de Ian transpire, comme son esprit, corrompu par ce qu'il inflige à Cate. De la même façon, si le Docteur Rank est sur le point de mourir, c'est dû à la corruption morale de son père:

"[...] Son père était un homme abominable; il avait des maîtresses, et tout et tout, et c'est comme ça que le fils a été de santé fragile dès l'enfance." [ref 3-38]

Comme Ian, le Docteur Rank s'exprime de façon très crue dès qu'il s'agit de sa maladie: "D'ici un mois je serai peut-être en train de pourrir au cimetière." [ref 3-39] Dans Blasted, Ian évoque avec ironie son propre faire-part de décès qu'il compte envoyer à son fils. Le Docteur Rank de Maison de poupée en fait autant, cette fois-ci avec sérieux:

"Dès que je serais sûr du pire, je vous enverrai ma carte de visite marquée d'une croix noire; vous saurez alors que l'horrible processus de désintégration est en cours." [ref 3-40]

Les deux personnages évoquent leur mort avec cynisme, de façon dérangeante, comme s'ils n'éprouvaient aucun sentiment face à la mort.

Les personnages de Sarah Kane ne se vident pas uniquement d'émotions devant la mort mais aussi, pour certains, dans la vie. L'étranger d'Albert Camus constitue une autre influence de Sarah Kane, en particulier pour Phaedra's Love. En effet, Mersault, le personnage principal du roman de Camus semble, souvent, au même titre qu'Hippolyte, hermétique aux sentiments. Ainsi, le jour de l'enterrement de sa mère, par exemple, il affirme:

"J'ai pensé que c'était toujours un dimanche de tiré, que maman était maintenant enterrée, que j'allais reprendre mon travail et que, somme toute, il n'y avait rien de changé." [ref 3-41]

Comme pour Hippolyte, la crudité de ses paroles en fait un personnage dur, presque un antihéros. Hippolyte consomme le sexe sans jamais donner son amour, tandis que Mersault n'éprouve rien pour sa compagne. Toutefois, l'un comme l'autre ne cherche pas à cacher ce qu'il est:

"Elle a voulu savoir si je l'aimais. J'ai répondu comme je l'avais déjà fait une fois, que cela ne signifiait rien mais que sans doute je ne l'aimais pas." [ref 3-42]

Le personnage principal de Camus partage donc l'honnêteté absolue d'Hippolyte. Lorsque, pour le défendre, son avocat lui demande s'il peut invoquer que le jour de l'enterrement de sa mère son client n'était pas indifférent mais a contrôlé ses émotions, ce dernier lui rétorque: "Non, parce que c'est faux" [ref 3-43]. Il est donc prêt à se sacrifier pour la vérité.

Toutefois, Hippolyte et Mersault ne se ressemblent pas seulement en matière d'honnêteté. Ils ont également en commun un désintérêt total de la religion. Mersault aussi est athée et refuse de céder à la confession d'un homme d'église:

"'Dieu vous aiderait alors, a-t-il remarqué. Tous ceux que j'ai connus dans votre cas se retournaient vers lui.' J'ai reconnu que c'était leur droit. [...] Quant à moi, je ne voulais pas qu'on m'aidât et justement le temps me manquait pour m'intéresser à ce qui ne m'intéressait pas." [ref 3-44]

Les deux personnages ridiculisent les coutumes religieuses. Ainsi, dans Phaedra's Love, lorsque le prêtre appelle Hippolyte "Son", celui-ci lui rétorque: "You're not my father" (PH 92), et l'on retrouve un épisode similaire dans L'étranger lorsque Mersault explique:

"Il a essayé de changer de sujet en me demandant pourquoi je l'appelais 'monsieur' et non pas 'mon père'. Cela m'a énervé et je lui ai répondu qu'il n'était pas mon père [...]" [ref 3-45]

Dans Baal de Bertolt Brecht, on retrouve également une scène similaire à celle d'Hippolyte et du prêtre dans Phaedra's Love. En effet, Baal rencontre un prêtre avec qui il a un différent, et qu'il n'hésite pas à humilier. Pourtant, à la fin, c'est le prêtre qui fait un geste pour Baal:

"Patron, je paie les consommations de ces messieurs [Baal et Ekart, l'homme qui l'accompagne] !" [ref 3-46]

Sarah Kane a construit sa scène de la même façon. Hippolyte refuse catégoriquement la confession, tandis que le prêtre finit par lui faire une fellation. Dans Baal comme dans Phaedra's Love, on ressent l'importance de l'humiliation finale du prêtre.

Chez Sarah Kane comme chez Camus et Brecht, c'est juste avant sa mort que le personnage principal finit par éprouver un sentiment. Dans L'étranger, Mersault affirme: "[...] je m'ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde" [ref 3-47], et à Hippolyte de s'écrier: "If there could have been more moments like this." (PH 103).

Ce qui est intrigant chez Sarah Kane est que cette idée de fusion du corps et de l'esprit est toujours associée à la mort. Ce sentiment de vie à la dernière minute se retrouve dans Baal de Bertolt Brecht. Ainsi, Baal boit énormément comme Ian dans Blasted. Il consomme les femmes, comme le fait Hippolyte dans Phaedra's Love: "Vois-tu, dans cette chambre en planches ont couché des cascades de corps" [ref 3-48], s'exclame-t-il, en toute honnêteté, lui aussi, devant Sophie. Baal accélère sa destruction à la recherche d'expériences intenses. De la même façon, dans Phaedra's Love, Hippolyte se réjouit de la mort de Phèdre mais aussi, de la sienne à venir, ce qui lui permet de vivre un moment fort:

"The only way back to any kind of sanity is to connect physically with who you are, emotionally and spiritually and mentally. And the thing with Hippolytus is that in his moment of death everything suddenly connects. He has one moment of complete sanity and humanity. But in order to get there he has to die." [ref 3-49]

La didascalie finale de Phaedra's Love: "A vulture descends and begins to eat his body" (PH 103), fait d'ailleurs directement référence à la pièce de Brecht où, comme dans Phaedra's Love, l'ironie n'est pas en reste. Ainsi, Baal chantonne:

"Baal fait un clin d'œil vers les vautours replets,
Qui dans la lumière des étoiles attendent le cadavre de Baal." [ref 3-50]

Comme Hippolyte et Mersault, Baal éprouve un moment intense d'émotion juste avant sa mort: "Je trouve ça bon." [ref 3-51]

 

III - 3. D / Sarah Kane et son "double": Antonin Artaud

On peut établir des parallèles entre les pièces de Sarah Kane et Le Théâtre de la Cruauté d'Antonin Artaud, même s'il ne faut pas appliquer cette analogie de manière trop rigide. Dans les deux cas, il s'agit en effet d'explorer les limites de la forme théâtrale. C'est pourtant à un moment relativement avancé de sa carrière que Sarah Kane reconnaît avoir découvert le travail d'Antonin Artaud:

"I only started reading him very recently. And the more I read it I thought, 'Now this is a definition of sanity; this man is completely and utterly sane and I understand everything he's saying'. And I was amazed on how it connects completely with my work." [ref 3-52]

Artaud. Click for source of picture

Le rejet d'un théâtre psychologique chez Artaud est un élément que l'on retrouve chez Sarah Kane. Comme l'explique le dramaturge, le public se désintéresse aujourd'hui des chefs-d'œuvre "fixés en des formes qui ne répondent plus au besoin du temps" [ref 3-53]. Sarah Kane, elle, s'amuse avec la forme et il y a chez cet auteur un vrai désir d'ébranler le spectateur et de laisser chez lui une empreinte. Sarah Kane part du principe que l'on peut écrire sur tout. Comme Artaud, elle cherche à "bouleverser les lois habituelles du théâtre" [ref 3-54]. Artaud évoque une indispensable rupture de "l'assujettissement du théâtre au texte" [ref 3-55]. On pourrait, chez Sarah Kane, assimiler cette rupture au langage extrêmement minimaliste qu'elle utilise pour laisser place à de véritables images théâtrales. Selon Artaud, les mots paralysent la pensée plutôt que d'en permettre le développement. Si le langage constitue le corps de la pensée, ce langage vient du corps lui-même. Et qu'est le théâtre de Sarah Kane s'il n'est pas un théâtre des corps? Le langage gestuel, dans le théâtre de la dramaturge s'ajoute beaucoup à celui des mots. De la même façon, les mots n'agissent pas nécessairement pour ce qu'ils signifient, mais également pour leur musicalité. Ils se trouvent finalement perçus comme des mouvements.

Et à Artaud d'affirmer:

"[...] il semble que sur la scène qui est avant tout un espace à remplir et un endroit où il se passe quelque chose, le langage des mots doive céder la place au langage par signes dont l'aspect objectif est ce qui nous frappe immédiatement le mieux." [ref 3-56]

On retrouve cette importance du langage physique chez Sarah Kane, c'est précisément par ce procédé que le langage prend véritablement son sens. Il remet ainsi en question la lucidité et l'efficacité du langage des mots.

De nombreux éléments dans Cleansed tels que la diminution du langage, l'imagerie théâtrale, le rituel de la violence, l'amour et la douleur poussés à leur extrême, font penser au Théâtre de la Cruauté d'Artaud. Sarah Kane montre au spectateur que tout peut arriver, autant d'un point de vue formel que sur le plan du contenu, redonnant sens au réel. C'est précisément le rôle qu'attribue Artaud au théâtre lorsqu'il affirme:

"Nous ne sommes pas libres. Et le ciel peut encore nous tomber sur la tête. Et le théâtre est fait pour nous apprendre d'abord cela." [ref 3-57]

Pour faire face au théâtre conservateur, Artaud propose un théâtre de cruauté, une idée que rejoint Sarah Kane, à la différence près qu'Artaud visait un théâtre cruel pour le spectateur n'impliquant pas nécessairement la "cruauté que nous pouvons exercer les uns contre les autres en nous dépeçant mutuellement les corps, en sciant nos anatomies personnelles [...]" [ref 3-58]. Même si la violence physique est présente dans le travail de Sarah Kane, elle est souvent métaphorique et rejoint les fins du théâtre de la cruauté évoqué par Artaud. Le cri silencieux de Carl, à la fin de Cleansed, par exemple, constitue une image très artaudienne. Carl est privé d'un organe, sa langue, mais parvient tout de même à s'exprimer. Il n'est pas pour autant dépourvu de communication.

Antonin Artaud affirme: "Liez-moi si vous le voulez mais il n'y a rien de plus inutile qu'un organe" [ref 3-59]. Le corps est pour lui capital, mais cela à condition qu'on en refasse une carte sans passer par les organes. Qu'est-ce donc qu'un corps sans organes? Selon Gilles Deleuze et Félix Guattari:

"Le CsO [corps sans organes] est ce qui reste quand on a tout ôté. Et ce qu'on ôte c'est précisément le fantasme, l'ensemble des signifiances, et des subjectivations". [ref 3-60]

Ainsi, "Il est non-désir aussi bien que désir" [ref 3-61], Dans les pièces de Sarah Kane, les organes sont source de souffrance: ils ne cessent d'être attaqués. Ainsi, dans Blasted, les poumons de Ian sont menacés par la maladie, et le personnage est privé de ses yeux. De la même façon, dans Phaedra's Love, on arrache les boyaux d'Hippolyte ainsi que ses testicules; dans Cleansed, Carl se fait couper la langue et le sexe de Robin se trouve greffé sur le corps de Grace; et dans 4.48 Psychosis, une voix évoque le désir de changer de sexe. Deleuze évoque "un corps schizo, accédant à une lutte intérieure active qu'il mène lui-même contre ses organes" [ref 3-62]. Les personnages ne cessent finalement "d'être attaqués par des influences, mais aussi restaurés par des énergies extérieures" [ref 3-63]. Si les personnages de Sarah Kane se trouvent souvent démembrés, privés de certains de leurs organes, ils gagent également à ce procédé. Leur corps sent, dépourvu de son organisme, ce qui lui permet de faire circuler autre chose en lui: des intensités ou des ondes, de plaisir et de souffrance. Ainsi, leur corps fonctionne uniquement par transmission d'intensités, sans instinct. Le moi et l'autre disparaissent totalement, permettant à un corps de se brancher à un autre. Par exemple, dans Cleansed, lorsque Grace demande de l'aide à Tinker, elle cherche finalement à se créer un corps sans organes qui lui permette d'être connecté à celui de son frère. Son corps ne se trouve alors pas vraiment détruit, mais dépourvu de son organisme et donc intensif: "Défaire l'organisme n'a jamais été se tuer, mais ouvrir le corps à des connexions" [ref 3-64].

C'est de la même façon à travers les sens que Sarah Kane fait subir au spectateur une extrême violence, le réveillant ainsi, afin de lui éviter de vivre dans la vie ce qu'il a subit au théâtre: comme Artaud, elle vise une nouvelle catharsis. Elle ne s'intéresse pas au réalisme psychologique, et lui préfère un théâtre nourricier, dynamique, comme un "double" de la vie, qui ne copie pas pour autant le réel. En effet, elle utilise un code pour toucher la sensibilité du spectateur.

 

© Emilie Gouband 2002
reproduced on the site with the kind permission of the author

 

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