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Sarah Kane: Dramaturgie de la Violence
II - STYLISATION DE LA VIOLENCE

 

"Kane is a purist who's always trying to make form and content one, and constantly seeks new dramatic voices to represent her vision of the truth. [...] She is a highly thoughtful playwright, both fascinated by emotional extremes and well aware of theatrical tradition." [ref 2-1]

Au premier abord, Sarah Kane semble s'exprimer dans l'urgence et son œuvre laisse une impression d'ébauche. En effet, le langage qu'elle utilise est oral et les répliques des personnages sont souvent très courtes et simples. La parole n'est ainsi jamais figée et c'est certainement ce qui donne ce sentiment de travail inachevé. Il y a chez Sarah Kane une véritable tension entre oralité et pureté de l'écriture. On trouve dans chacune de ses pièces une véritable recherche dramaturgique et, la forme, étroitement liée à ce qui se passe, constitue un intérêt capital dans son travail.

 

II - 1. Climats de tension

Le style d'écriture de Sarah Kane, très épuré, s'apparente presque à un langage télégraphique. En effet, l'auteur semble économiser les mots pour n'évoquer que l'essentiel. Par ce minimalisme, elle fabrique un univers de non-dit qui crée de véritables ambiances de tension dans lesquelles évoluent les personnages. Dans un autre registre, le non-dit se meut en bombe à retardement, servant ainsi l'effet de surprise. La tension prend alors la forme d'un crescendo qui ne cesse de croître.

Sarah Kane n'indique jamais l'origine de ce qu'elle installe sur scène. Ceci se vérifie dans Blasted où très peu d'informations sont fournies sur les deux personnages du début. Simplement, ils apparaissent, dans une chambre d'hôtel. Là, il est aisé de comprendre, par leur comportement physique et phrasé, qu'ils se connaissent:

Ian I'm glad you've come. Didn't think you would. (B 4).

Cependant, on peut se demander quelle est la nature exacte de leur relation puisqu'elle n'est pas révélée. Qu'est-ce qu'une relation? Où s'arrête la parenté? Par omission, Sarah Kane travaille finalement à la reformulation de ce type de questions.

Il peut être juste d'avancer que Ian est le père du frère de Cate. Effectivement, lorsqu'il le taxe d'attardé mental et que Cate le conteste, il lui répond "Glad my son's not a Joey" (B 5). Le voile sur ces deux personnages suit son long court. En effet, on ne sait pas à quand remonte leur dernière entrevue. Evidemment, aucune explication n'est fournie sur la nature de ces rencontres passées, à part, le fait qu'elles se produisaient toujours chez Ian:

Cate We always used to go to yours.
Ian That was years ago. You've grown up. (B 13)

A mesure que l'histoire progresse, la vérité éclate. Le spectateur apprend qu'il y a eu consommation sexuelle entre eux:

Ian Slept with me before. You're more mine than his. (B 16).

Bien sûr Ian n'est pas le père biologique de Cate, ceci est révélé un peu plus loin. On le suppose en fait comme étant son beau-père. Il s'agit ici d'un véritable inceste symbolique. Il est intéressant de constater que le non-dit, monté de toute pièce à son paroxysme, laisse libre cours à l'interprétation de la pièce, mais il participe grandement à la tension de départ. Rien n'est jamais vraiment expliqué, tout est là pour dérouter le spectateur.

De cette même façon, la maladie qui ronge Ian n'est jamais clairement évoquée. On le devine alcoolique par ses actions. La première chose qu'il fait en entrant dans la chambre d'hôtel n'est-elle pas de se servir un gin et de boire jusqu'à plus soif? Bien entendu, Ian continuera à boire tout au long de la pièce. En parallèle, les premiers signes de sa maladie apparaissent:

"We hear him coughing terribly in the bathroom" (B 4).

Et quand bien même Cate s'en inquiète, il ne la considère que de façon légère:

"This? (He indicates his chest.) Don't matter" (B 4).

Il esquive - comme l'auteur - toute explication concernant le mal qui l'habite. Ce malaise contribue à faire demeurer le spectateur dans un climat de tension et d'inconfort. Le non-dit prend toute sa dimension. La seule fenêtre sur l'évolution du malaise n'apparaît que lors de manifestations sur la dégradation de la santé de Ian, comme sa toux et sa transpiration:

Ian Sweating again. Stink. (B 6)

Cette maladie met d'autant plus mal à l'aise que Ian est conscient de ses manifestations, et l'inconfort du spectateur atteint son point culminant lorsqu'il en parle à Cate:

When I came round, surgeon brought in this lump of rotting pork, stank. My lung (B 11).

Pourtant, il ne pose aucun mot clairement et c'est par des éléments extérieurs qu'on apprend que Ian est rongé de l'intérieur, à tel point que l'odeur qui s'échappe de lui est nauséabonde. Cela prend de l'ampleur en se répercutant sur Cate, au moment où il éjacule sur elle: "I stink of you" (B 33). L'auteur réalise d'ailleurs ici une belle paronomase en reprenant et en effectuant une variation sur "I think of you". Cate touche alors la maladie de Ian de près. A ce propos, juste après, les didascalies indiquent:

Cate begins to cough and retch. She puts her finger down her throat and produces a hair. She holds it up and looks at Ian in disgust. She spits. (B 33).

Les manifestations de la maladie de Ian vont en s'accroissant au fil de la pièce. Le début de la scène 2 constitue, justement, un moment très fort:

He begins to cough and experiences intense pain in his chest, each cough tearing at his lung. [...] It looks very much as if he is dying. His heart, lung, liver and kidneys are all under attack and he is making involuntary crying sounds. (B 24).

De fait, le spectateur, Cate, et Ian lui-même savent qu'il est mourant. Toujours passé sous silence, ce non-dit installe une situation inquiétante.

Il en est de même pour les crises que subit Cate. Dans les indications de départ, il est précisé qu'elle souffre de bégaiements à l'occasion de stress. Pourtant, la virulence de ses crises stupéfie. La première scène met tout à fait en valeur ce point. En effet, lorsque Ian dit à Cate qu'elle est stupide, sa réaction ne s'arrête pas à de simples bégaiements:

Cate begins to tremble. Ian is laughing. Cate faints (B 9)

et, si l'on suit la lecture la même page, l'intensité de son mal se vérifie:

Cate (Bursts out laughing, unnaturally, hysterically, uncontrollably.)
Ian Stop fucking about.
Cate (Collapses again and lies still.) (B 9).

Ces troubles ne vont pas sans le délire. Précisément, si Cate revient à la réalité elle agit comme si rien d'étrange ne s'était produit:

"After a few moments, Cate comes round as if waking up in the morning" (B 9).

Tout a l'air normal. Elle banalise complètement ses troubles, comme si ceux-ci s'inscrivaient dans le quotidien elle affirme: "Happens all the time" (B 9). Plus troublant, encore est le fait qu'elle ne s'en inquiète même pas:

"Don't know much about it, I just go. Feels like I'm away for minutes or month sometimes, then I come back just were I was." (B 10)

Ian apparaît anxieux pour elle alors que la jeune femme se détache complètement de la mort:

Ian What if you didn't come round?
Cate Wouldn't know. I'd stay there (B 9).

Le malaise suit son court. Un peu plus tard, Ian déshabille Cate, et à sa partenaire de se raidir face à ce qui lui arrive:

"Cate panics. She starts to tremble and make inarticulate crying sounds. Ian stops, frightened of bringing another 'fit' on." (B 14).

Un voile se profile sur ces événements, déconcertant les personnages et le spectateur. On n'apprend jamais clairement ce qui peut mettre Cate dans ces états troublants. Pourquoi est-elle victime de crises? Finalement, la seule chose que nous offre Sarah Kane réside dans la manifestation de celles-ci. Et, bien entendu, au fait qu'elles surviennent lorsque le stress du personnage atteint son point culminant. A la scène 2, par exemple, lorsque Cate s'empare du revolver de Ian et le pointe sur lui, la jeune femme perd à nouveau tout repère quant à la réalité qui l'entoure:

"Cate trembles and starts gasping for air. She faints." (B 26),

Puis:

"She laughs hysterically, as before, but doesn't stop. She laughs and laughs and laughs until she isn't laughing any more, she's crying her heart out. She collapses again and lies still" (B 27).

Le rire du personnage provoque, ici, un malaise certain. En plus de la tension de la situation du fait qu'elle menace Ian d'une arme, Cate passe du rire aux larmes. On assiste ici à une traversée de frontières du comique au tragique. Jusqu'au moment de l'évanouissement de Cate, le spectateur n'est pas en mesure de distinguer le vrai du faux, à savoir si elle a perdu le contrôle d'elle-même ou si elle se moque de lui.

La nervosité de Ian inquiète également. En effet, l'homme sursaute régulièrement comme s'il était en danger, à l'affût du moindre fait suspect. L'angoisse perdure. S'il arrive aux personnages de passer commande, alors que l'on s'attend à de l'impatience de leur part, Ian affiche un comportement anxieux lorsque l'on frappe à la porte:

  There is a knock at the door. Ian starts, and Cate goes to answer it.
Ian Don't (B 6)

Sur la défensive, il réagit à l'extrême. La première fois, il va même jusqu'à sortir son revolver, pour finalement envoyer Cate chercher les sandwichs sur le pas de la porte, après avoir vérifié qu'il n'y avait aucun danger:

"Probably the wog with the sarnies. Open it" (B 6).

La psychose de Ian va jusqu'à la sonnerie du téléphone. Aussi, lorsque celui-ci retentit, il sursaute, incapable de lucidité et de sang froid. Etrange, le fait que cet homme possède une arme. De surcroît il apparaît comme étant un simple journaliste de presse à scandale puisqu'il dicte son article au téléphone. Pourquoi se couche-t-il à terre au vrombissement d'un véhicule? On ne comprend vraiment pas son attitude, tant l'action paraît ridicule et inopinée:

"Outside, a car backfires - there is an enormous bang. Ian throws himself flat on the floor" (B 28).

Cate semble étrangère aux maux de Ian. Elle ne comprend tellement pas son angoisse que, lorsqu'on frappe à la porte, la peur de celui-ci l'amuse plus qu'elle ne l'inquiète. Elle ricane à l'épisode des sandwichs, de même que lorsqu'il se jette à terre:

Cate (Laughs.)
It's only a car.
Ian You. You're fucking thick.
Cate I'm not. You're scared of things when there's nothing to be scared of. What's thick about not being scared of cars? (B 28).

L'opposition entre le rire de Cate et la peur de Ian fait planer la tension. Qui est Ian? Pourquoi cette peur soudaine? Que se passe-t-il? Une fois encore, Sarah Kane fournit un produit sans provenance. L'auteur n'explique pas l'origine de ce qui se trame. Ainsi, tout peut arriver. Par exemple, elle ne dévoile pas entièrement le personnage de Ian, mais préfère le laisser évoluer sur scène, et amener le spectateur à le découvrir au fil de la pièce. Jusqu'à l'épisode de la voiture, on n'est donc pas en mesure de prononcer un diagnostic sur ce qui arrive. Ian brise le silence, en expliquant à Cate qu'il est en danger:

Cate (Kisses his chest.) Why would they shoot at you?
Ian You. You're fucking thick.
Cate (Runs her hands down his back.)
Ian For things I have done (B 29).

Il lui raconte qu'il est l'auteur de certaines choses mais, en ne donnant aucun détail, il demeure vague sur celles-ci et les conséquences qui pourraient en découler. Le spectateur ne sait pas qui veut s'en prendre à Ian et pourquoi. Il apprend, simplement, de l'homme en confidence à la jeune femme, que son téléphone est sur écoute:

"Talk to people and I know I am being listened to. I'm sorry I stopped calling you but -" (B 29)

On apprend, par la même occasion, qu'il a signé un document:

"Signed the Official Secrets Act, shouldn't be telling you this" (B 29).

Là encore, l'auteur régale, en offrant la part belle à différents champs d'interprétations. Ian souffre peut être simplement de paranoïa, même s'il affirme:

"Done the jobs they asked. Because I love this land",
"Stood at stations, listened to the conversations and given the nod",
"Driving jobs. Picking people up, disposing of bodies, the lot" (B 30),

ou alors, il appartient à une organisation secrète, et sa vie est réellement menacée par un groupe de personnes.

Dans Cleansed, Sarah Kane nous emmène vers un autre type de tension, par la surprise. Dans la scène 2, quand Carl et Rod entrent en scène rien n'indique que Tinker est présent. Pourtant, celle-ci se finit par: "Tinker is watching" (CL 112). On ne sait pas depuis quand ce personnage observe les deux autres, et à l'auteur de jouer avec ce procédé tout au long de la pièce: cette même didascalie apparaît au milieu de la scène 7 entre Grace et Robin, à la scène 13 juste après la danse de Carl et Rod, à la scène 16 au coucher de Carl et Rod et, pour finir, à la scène 17 quand Robin est pendu. Lorsque Tinker n'est pas acteur il est donc spectateur. Il est d'ailleurs intéressant de constater que ce personnage marque sa présence dans dix-sept scènes sur vingt.

Sarah Kane consacre la surprise en tension. En ce point précis que Tinker symbolise une sorte de leitmotiv, il est rare de trouver dans aucune pièce traditionnelle d'absence d'indications quant à la liste des personnages impliqués en début de pièce ou de scène. Or Cleansed ne comporte aucune information de ce type. Ainsi, on ne découvre l'existence des personnages qu'au fil de la pièce, et ce n'est qu'à la scène 6 - au moment où la danseuse fait son entrée - que tous les personnages sont introduits.

 

II - 2. Atomisation des personnages

De pièce en pièce Sarah Kane remet en cause la notion de personnages. En effet, si elle commence par faire fonctionner ses personnages en duo, elle finit par leur décomposition et recomposition autant que faire ce peut, à tel point qu'ils sont à la fois un seul et plusieurs personnages différents. On peut d'ailleurs se demander s'il est encore possible de parler de personnages.

Blasted est construite de telle sorte que les personnages se trouvent toujours à deux sur scène: Ian et Cate, puis Ian et le soldat. De la même façon, les scènes de Phaedra's Love sont souvent constituées de dialogues. Tour à tour, on retrouve: Phèdre et le médecin, Phèdre et Strophe, Phèdre et Hippolyte, ou encore Hippolyte et Strophe. Avec Cleansed, Sarah Kane affine sa quête de formation de binômes. Pour faire intervenir enfin sept personnages regroupés, elle commence par écrire chacune des histoires des couples qu'ils constituent séparément:

"I wrote all the story-lines - if you like the Rod and Carl story / the Grace / Graham story / the Robin / Grace story and the Tinker / Stripper story separately, and I thought 'where do they connect?' And so I was doing all this moving things around [...] until eventually I had the thing that I wanted." [ref 2-2]

Chaque couple entretient un rapport hautement symbolique, et les quatre relations sont très différentes les unes des autres. Par exemple, Grace et Graham représentent le fantasme de l'inceste et de la fusion, Carl l'idéaliste et Rod le réaliste correspondent en quelque sorte au couple complémentaire, Grace et Robin expriment la relation amoureuse fantasmatique entre une mère et son fils, ou encore un professeur et son élève, tandis que Tinker et la danseuse évoquent le rapport amoureux de domination et de soumission. Cette mosaïque de situations amoureuses remet en question la façon dont chaque être humain aime.

Une approche littérale de Crave confirme le fonctionnement des personnages en binômes, chez Sarah Kane. A aime C et a abusé de lui, le même C dépressif qui a eu une enfance difficile. M veut avoir un enfant avec B, alors que B cherche la liberté car son amour pour M l'enferme. Si Sarah Kane scinde clairement l'histoire de chaque couple dans les pièces précédentes, pour ce qui est de Crave, chacune des voix semble s'exprimer de façon désordonnée.

Pourtant, il s'agit de discussions de couples qui s'entremêlent. A discute avec C, et il apparaît que M fait chose semblable avec B. Crave, par contre, ne fonctionne pas de façon linéaire, dans le sens où les voix réagissent parfois à une réplique à la page suivante sans nécessairement de réponse directe. Par exemple, si après la question de M "You think I'm going to rape you" (CR 163), C dit "Yes" (CR 163), ce n'est pas à M que celui-ci s'adresse, mais à A avec qui il discute depuis un moment. C'est B qui répond ensuite à la question de M: "Yes" (CR 163). De la même façon, lorsque M dit "Now" (CR 164), ce n'est pas pour relever la réplique précédente de C "Go away" (CR 164), cela s'adresse toujours à B qui avant à dit: "I am nobody's windfall" (CR 164). C'est donc à A que C demande le départ, à quoi celui-ci répond plus loin: "I'm sorry, I'm sorry, I'm sorry [...]" (CR 164). Les deux couples, A et C, et B et M parlent donc uniquement entre eux, sans intervention directe dans la discussion de l'autre parti. Ce n'est qu'aux alentours de la moitié de la pièce que M et C connaissent les prémisses d'un dialogue, lorsque M pose la question: "Do you have difficulty in relationships with men?" (Cr, 172), c'est C qui, cette fois-ci, lui répond quelques lignes plus loin: "My grief has nothing to do with men. I'm having a breakdown because I am going to die" (CR 172).

L'auteur, lors d'une discussion publique, au sujet de Crave, a laissé entendre que A pouvait correspondre à l'auteur (Author) ou à l'abuseur (Abuser), B au garçon (Boy), C à l'enfant (Child), et M à la mère (Mother). Notons que dès l'énumération de ces personnages, Sarah Kane détruit la continuité attendue, en cela où l'on s'attend que suive à la lettre C la lettre D. Pourtant, elle prend le parti de substituer le D de père (Dad) par le M de mère (Mother), ce qui déroute davantage le spectateur.

Cette approche du texte s'inscrit dans la continuité des autres puisque, les personnages vont en couple, à nouveau. Et quand bien même cette théorie des couples se vérifie, d'autres possibilités d'interprétations restent ouvertes.

Si trois personnages semblent se définir clairement dans Blasted, on peut aisément imaginer que le soldat constitue une expression du personnage de Ian:

"The soldier is a kind of personification of Ian's psyche in some sense [...] I thought the person who comes crashing through that door actually has to make Ian look like a baby in terms of violence - and I think that's successful. It's difficult because when you look at what Ian does to Cate it's utterly appalling, and you think 'I can't imagine anything worse' and then something worse happens." [ref 2-3]

Ian se reconnaît, à ce propos, quelques similitudes avec le soldat:

Soldier (Takes the bottle and drinks the last mouthful.)
Ian (Chuckles.)
Worse than me." (B 40)

Si tel est le cas, il est alors difficile d'évoquer le soldat comme un personnage à part entière. En effet, le dictionnaire de la langue française d'Emile Littré définit le personnage comme étant une "personne fictive, homme ou femme, mise en action dans un ouvrage dramatique" [ref 2-4]. Ainsi, si le soldat correspond à une autre facette de la personnalité de Ian, il n'a pas une identité qui lui est propre et on ne peut pas le considérer comme un personnage à part entière. Néanmoins, c'est véritablement à partir de Cleansed que Sarah Kane commence à brouiller la notion d'identité, en ne la définissant jamais clairement. De fait, il arrive que différentes voix s'entremêlent. Dans la scène 7, Robin et Graham s'expriment ainsi en même temps pour dire à Grace exactement la même chose:

Robin
Graham
Do you still love him? (CL 124).

Non seulement, Graham et Robin tiennent un discours identique au même moment mais, en plus, ils ne semblent pas s'en rendre compte puisqu'ils s'expriment à titre personnel:

Robin
Graham
I love you (CL 127).

Au final, on a le sentiment qu'ils forment une personne à eux deux. Même leur rire semble ne faire qu'un:

Robin
Graham
(Laugh.) (CL 125).

Une fois de plus, il paraît alors difficile de parler d'eux en tant que personnages. A la scène 18, Sarah Kane utilise le même procédé pour Grace et Graham:

Grace
Graham
Felt it" (CL 146).

Elle va plus loin encore puisque à la scène 20, elle précise:

"Grace now looks and sounds exactly like Graham. She is wearing his clothes." (CL 149)

Sarah Kane fait de Grace et de Graham, un seul et même personnage. Grace devient ainsi Graham à part entière. Ce n'est alors plus le personnage de Grace ou de Graham qui s'exprime mais celui de Grace/Graham:

"Grace/Graham looks at Carl" (CL 150).

L'auteur pousse ce procédé plus loin, encore, dans Crave. A partir de cette pièce, on peut se demander s'il est encore possible de parler de personnages, dans l'écriture de Sarah Kane. Aucune indication scénique ne précise qui sont ces quatre voix. On ne connaît rien d'elles, pas même leur genre. On comprend seulement peu à peu que C est une femme:

"When I wake I think my period must have started or rather never stopped because it only finished three days ago" (CR 156),

il en est de même pour M:

"When that happened I was pregnant with you" (CR 159).

Cependant, le sexe des autres voix reste toujours très flou. Si l'on peut éventuellement supposer que A est un homme: "I'm not a rapist", "I'm a paedophile" (CR 156), rien dans le texte n'indique clairement le sexe de A et de B. La pièce pose des questions sur la déshumanisation des êtres. A force de manque d'amour, de solitude, et d'impossibilité de communiquer, les voix semblent avoir perdu leur identité, et ce jusqu'à leurs prénoms:

A Only love can save me and love has destroyed me (CR 174).

Une fois de plus, la forme morcelée de la pièce reflète ce que racontent les voix disloquées. Celles-ci se décomposent au même titre qu'elles se recomposent. Par ce procédé, elles créent finalement un mélange nouveau.

Chacune de ces voix peut, d'ailleurs, correspondre à quatre facettes d'une même personnalité. En effet, la pièce peut être lue comme la désintégration et la reconstitution intérieure d'un personnage divisé. La plupart des répliques de Crave peuvent avoir différentes significations selon le personnage auquel elles sont adressées. De plus, rien ne prouve réellement que ces quatre voix se répondent. Peut-être se parlent-elles à elles-mêmes, comme un seul esprit où les idées fusent sans nécessairement suivre un ordre précis.

"Bien que représentant des entités distinctes sous de nombreux rapports [...], nombre d'expériences sont réparties sur plusieurs voix à la fois, ce qui les unifie à un degré profond de leur être" [ref 2-5]

La dépréciation de soi, exprimé par C: "I'm evil, I'm damaged, and no one can save me" (CR 173), est ensuite reprise par B: "I disgust myself" (CR 173), puis par A:

"Guilt lingers like the smell of death and nothing can free me from this cloud of blood" (CR 184).

Dans sa dernière pièce, 4.48 Psychosis, Sarah Kane pousse plus loin encore ces éléments de forme explorés dans Crave. Les lettres disparaissent pour laisser subsister une seule voix. On est désormais dans un théâtre où la diversité réside dans un esprit unique. Celui-ci est le sujet de fragments et donne à visiter le paysage interne d'une psychose suicidaire. Toutefois, si le chœur de quatre exploré dans Crave devient unique dans 4.48 Psychosis, cette dernière pièce ne constitue pas pour autant un monologue à part entière. En effet, la pièce est composée de plusieurs discours mais, aussi, de dialogues:

"- Have you made any plans?
- Take an overdose, slash my wrists then hang myself.
- All those things together?" (PS 210)

Ainsi la voix soliloque mais, établi, également, un dialogue entre elle-même et, une autre voix, ou une autre région d'elle-même.

La dramaturge brouille les pistes et s'amuse avec la notion de personnage. Il s'agit d'une véritable remise en question d'un élément ancré depuis toujours dans le théâtre. L'auteur maîtrise celui-ci à la perfection et se plaît à l'utiliser, à le détruire, et à le manipuler à sa guise.

 

II - 3. Détournements formels

Non seulement la dramaturge remet en cause le personnage, mais elle s'amuse également avec la forme globale de ses pièces. Cleansed - qui est une pièce relativement courte - se constitue ainsi de vingt scènes. L'atomisation des personnages épouse la pièce à tel point que, celle-ci s'en trouve divisée, à son tour. Avec Crave et 4.48 Psychosis, l'auteur déroge une fois de plus aux règles du théâtre établi puisque, le découpage de la pièce en scènes disparaît cette fois-ci totalement, avec la disparition des personnages comme principale entité sémiotique.

Si l'on entre un peu plus dans le texte, on remarque que l'auteur détourne le rôle habituel des didascalies dans le théâtre. Celles-ci sont très rarement utilisées à titre descriptif. Les didascalies sont capitales et omniprésentes, dans Blasted par exemple, mais elles participent souvent à la pièce au même titre que les répliques des personnages. L'auteur indique d'ailleurs au début: "Stage directions in brackets function as lines" (B 2). Il arrive donc souvent aux personnages d'intervenir uniquement en terme d'actions plutôt que par la parole:

Ian How do you feel?
Cate (Smiles) (B 10)

L'auteur les utilise également pour introduire des objets dans le décor qui révèlent une progression de l'action. En effet, Sarah Kane prend les éléments du décor: "a large double bed", "a mini-bar and champagne on ice", "a large bouquet of flowers" (B 3), pour évoquer la séduction, l'abus sexuel, l'amour, et le rejet. L'unité d'action est souvent définie par ces objets qui changent leur apparence et leur fonction au fil de la pièce. Par exemple, au début de la scène 2, le bouquet de fleurs a changé d'aspect:

"The bouquet of flowers is now ripped apart and scattered around the room" (B 24).

C'est le premier élément qui indique que Ian a abusé de Cate pendant la nuit, confirmé ensuite par la concernée: "That hurts" (B, 33); "I can't piss. It's just blood" (B 34).

Notons également l'importance des journaux que Ian jette sur le lit à son arrivée et qu'il utilise à la fin de la pièce: "Ian shitting. And then trying to clean it up with newspaper" (B 59).

Ces journaux eux aussi racontent quelque chose de significatif dans la pièce:

"From the moment he (Ian) comes in and throws them on the bed we have to follow those newspapers right the way through - they have their own story in there, because that's what they're full of. That's the logical conclusion." [ref 2-6]

Les didascalies de Phaedra's Love sont utilisées, encore, de manière différente. Dès le départ, l'auteur brise la forme du théâtre classique, puisque la première scène est uniquement constituée de didascalies. Celles-ci décrivent Hippolyte, en train de regarder la télévision dans une chambre du palais, se mouchant dans une chaussette sale, et se masturbant dans une autre. On comprend très rapidement qu'il s'agit d'un personnage blasé:

"He is sprawled on a sofa surrounded by expensive electronic toys, empty crisps and sweet packets [...]" (PH 66),

En effectuant des répétitions dans les didascalies, Sarah Kane insiste sur la passivité, et non l'activité, du personnage, tout au long de la pièce:

"Hippolytus sits in a darkened room watching television" (PH 65);
"Hippolytus is watching television very low" (PH 74);
"Hippolytus watches the television throughout" (PH 74);
"Hippolytus (Looks at her. Then turns back to the TV)" (PH 80),
etc.

Lorsqu'il ne regarde pas la télévision, Hippolyte joue avec une voiture téléguidée:

"He is playing with a remote control car" (PH 74),
"Hippolytus plays with his car" (2 fois, PH 75).

La deuxième scène de Phaedra's Love, en opposition à la première, est, elle, uniquement constituée de dialogue, à l'exception de quelques didascalies qui participent à part entière à la conversation entre le docteur et Phaedra, puisqu'elles sont entre parenthèses:

Doctor (Looks at her.) (P 67)

D'une scène à l'autre, et même d'une pièce à l'autre, Sarah Kane joue avec le contraste de forme. Crave, par exemple, est composée de répliques très brèves entre différentes voix, en contraste, de manière évidente, avec un long monologue de A déclarant son amour à C. Ce monologue, très particulier, s'étend sur deux pages. Le détournement de la forme de théâtre traditionnelle ne s'arrête pas à cela puisque Sarah Kane remet également en question la ponctuation. Ainsi, le monologue de A ne contient-il aucune autre ponctuation que son point final, excepté sa séparation distincte en deux paragraphes:

"And I want to play hide-and-seek and give you my clothes and tell you I like your shoes and sit on the steps while you take a bath [...] and tell you how much I love your hair your eyes your lips your neck your breasts your arse your

and sit on the steps smoking till your neighbour comes home and [...]" (CR 169).

Sarah Kane ne tient pas nécessairement à respecter la grammaire. Elle indique d'ailleurs au début de chaque pièce:

"Punctuation is used to indicate delivery, not to conform to the rules of grammar."

Le rythme et l'accouchement des mots sont pour elle primordiaux. L'auteur privilégie alors l'impression plutôt que la formalité. La longueur et l'absence de ponctuation de ce monologue, en contraste avec les répliques décousues qui l'entoure, lui confèrent une force énorme au cœur de la pièce.

Notons également l'importance massive que donne la dramaturge aux silences, assez rares dans le théâtre classique. Elle utilise dans toutes ses pièces de nombreux silences qui, n'ont pas le même sens, puisqu'ils sont exprimés de manière différente. En effet, l'auteur insiste sur la difficulté de communiquer de ses personnages, en faisant quelquefois fonctionner leurs actions comme des répliques:

Cate (Utters an inarticulate sound.) (B 19),
Phaedra (Opens her mouth to speak. She can't.) (PH 84)

Aucune des pièces de Sarah Kane n'échappe au silence. Le mot "silence" est utilisé dans Phaedra's Love pour insister sur la difficulté ou quelquefois le refus des personnages de s'exprimer, comme lorsque Phaedra déclare son amour au prince:

Phaedra I love you.
  Silence (PH 78)

Dans Crave, les seules didascalies sont présentes pour indiquer des sons émis par des personnages:

C (Emits a short one syllable scream.) (CR 186)

ou des silences: "A beat" (CR 186), "A pause" (CR 189), "A silence" (CR 191). Sarah Kane explore, plus encore les silences dans 4.48 Psychosis. Si on pouvait déjà en observer différents types dans Crave, ici on en distingue quatre: "(A very long silence)" (PS 205 ,236); "(A long silence)" (PS 205, 211, 212, 217, 221, 236); "(A silence)" (PS 212); "(Silence)" (PS 205, 211, 214, 215, 216, 217, 220, 221, 236, 237, 238). Le fait que ces silences soient dissociés montre à quel point l'usage du rythme est capital chez cet auteur. En effet, ces différents silences font partie du langage de Sarah Kane. Ils sont utilisés dans son théâtre comme on les utilise dans la musique. De plus, doit-on nécessairement entendre chacun de ces silences, dans la mesure ou un silence peut également se voir? Sans article, "(Silence)", peut tout à fait correspondre à la capacité du comédien à faire silence en lui. Sans nécessairement s'entendre, celui-ci peut tout simplement se sentir, à l'instar des autres silences qui constituent des durées plus ou moins longues selon l'adjectif qui les qualifie.

Dans 4.48 Psychosis, ces étendues de silence sont même reprises par la place des mots sur la page. En effet, le texte est constitué d'aérations disproportionnées. Ainsi, on remarque des décrochements (PS 205), bon nombre d'alinéas (PS 206, 207), une mosaïque de chiffres (PS 208), une disposition en escalier (PS 222), des répétitions insistantes (PS 226). Le texte imprimé, aéré ainsi, évoque tout de suite la poésie. Pourtant, il s'agit d'une pièce à part entière, et c'est véritablement avec la forme théâtrale que joue l'auteur.

 

II - 4. Un théâtre universel

Sarah Kane manipule la forme présentant ainsi différents niveaux d'interprétation quant au sens véhiculé. Si, d'apparence, ses pièces racontent l'expérience de personnages définis dans un lieu et en un temps précis, elle sait également détourner ces spécificités, pour offrir à son spectateur un théâtre ouvert et universel.

Par exemple, l'auteur casse violemment la forme de départ de Blasted dans la deuxième partie de sa pièce, alors qu'avant l'arrivée du soldat, celle-ci s'apparentait à une pièce traditionnelle. Effectivement, dès le départ, elle précise l'endroit où se déroule son histoire: "A very expensive hotel room in Leeds" (B 3). L'ensemble de la pièce se déroule en ce même lieu, mais, comme dans une pièce classique, elle le précise à nouveau au début de chaque scène. De la même façon, elle introduit en détail le personnage de Ian et celui de Cate:

"Ian is 45, Welsh born but lived in Leeds much of his life and picked up the accent.

Kate is 21, a lower-middle-class Southerner with a south London accent and a stutter when under stress" (B 3).

En opposition à ces derniers, le personnage du soldat, lui, arrive dans la scène 2 sans être vraiment présenté:

"Outside is a soldier with a sniper's rifle. (...) The soldier pushes the door open and takes Ian's gun easily." (B 36).

D'une tension entre deux personnages, on passe alors à une guerre civile qui va les amener au chaos. La forme fracturée de la pièce reflète un changement de direction soudain, au moment de l'écriture, provoqué par la guerre en Yougoslavie:

"[...] I switched on the news one night while I was having a break from writing, and there was a very old woman's face in Srebrenica just weeping and looking into the camera and saying - 'please, please, somebody help us, because we need the UN to come here and help us'. [...] So I thought what could possibly be the connection between a common rape in a Leeds hotel room and what's happening in Bosnia? And suddenly the penny dropped and I thought of course it's obvious, one is the seed and the other is the tree. I do think that the seeds of full-scale war can always be found in peace-time civilisation." [ref 2-7]

Ainsi, Sarah Kane établi un lien direct entre la violence domestique et la guerre. Elle n'oublie d'ailleurs pas de préciser, au début de la pièce, que la violence qu'il y a entre Ian et Cate peut avoir lieu n'importe où, en apportant une précision significative sur la chambre d'hôtel:

"the kind [of hotel room] that is so expensive it could be anywhere in the world" (B 3).

Dès la scène 3, si le lieu où se déroule la pièce reste le même, le décor installé vole en éclat:

"The hotel has been blasted by a mortar bomb. There is a large hole in one of the walls, and everything is covered in dust which is still falling" (B 39).

L'auteur montre ici que, quel que soit l'endroit où les personnages se trouvent, tout reste possible quant à ce qui peut se produire. Cette chambre d'hôtel, qui apparaissait comme luxueuse et permettait aux personnages de se retrouver en étant coupés du reste du monde, devient tout d'un coup vulnérable. La dramaturge joue en parallèle avec le lieu imposé de départ que constitue le théâtre:

"I loved the idea of it as well, that you have a nice little box set in the studio theatre somewhere and you blow it up." [ref 2-8]

Par l'intrusion du soldat et l'explosion qui la suit, Sarah Kane montre que la guerre n'est jamais loin et que personne n'en est véritablement à l'abri:

"The unity of place suggests a paper-thin wall between the safety and civilization of peacetime Britain and the chaotic violence of civil war. A wall that can be torn at anytime without warning." [ref 2-9]

Ce qui s'est passé au début de la pièce amène en quelques sortes aux effets de la deuxième partie de celle-ci. D'ailleurs, le soldat ne fait que perpétuer ce que Ian a fait subir à Cate avant son arrivée:

"The Soldier turns Ian over with one hand. He holds the revolver to Ian's head with the other. He pulls down Ian's trousers, undoes his own and rapes him" (B 49).

 De plus, il lui fait endurer les mêmes sévices qu'ont infligé à sa femme d'autres soldats:

  He puts his mouth over one of Ian's eyes, sucks it out, bites it off and eats it.
He does the same to the other eye.
Soldier He ate her eyes" (B 50).

Comme elle détourne le lieu en détruisant le décor de départ, l'auteur joue avec le temps. Plutôt que d'utiliser des repères temporels classiques, elle fait apparaître à la fin de chaque scène une pluie correspondant à une saison précise. La fin de la scène 1 annonce ainsi le printemps: "The sound of spring rain" (B 24). Le printemps s'écoule donc jusqu'à ce que Ian rencontre le soldat. La fin de la scène 2 déclare l'été: "The sound of summer rain" (B 39), c'est le moment où Ian va discuter avec le soldat. L'été passe jusqu'à ce qu'on entende, à la fin de la scène 3, "The sound of autumn rain" (B 50). Le retour de Cate et les paroles qu'elle échange avec Ian durent une autre saison jusque la fin de la scène 4 annonçant l'hiver: "The sound of heavy winter rain" (B 57). L'utilisation des différentes pluies, pour montrer le temps qui passe, donne à la structure de la pièce plus de profondeur. Sarah Kane s'amuse avec les repères temporels, laissant libre cours à diverses interprétations.

Ainsi, on peut penser que l'histoire s'écoule effectivement sur un an, si l'on se réfère aux saisons. Cependant il est également possible qu'elle ait lieu sur quelques jours. En effet, si l'on considère le début de la scène 2:

"Very early the following morning" (B 24),

on constate qu'une seule nuit - et non une saison - s'est écoulée entre la scène 1 et celle-ci. Les scènes 2 et 3 semblent se suivre immédiatement dans le temps puisque la fin de la scène 2 annonce:

"There is a blinding light, then a huge explosion" (B 39)

et que le début de la scène 3 décrit:

"Everything is covered in dust which is still falling" (B 39).

De la même façon, le passage de la scène 4 à la scène 5 se fait dans la continuité des actions de Cate. A la fin de la scène 4, le bébé meurt, et au début de la scène 5, Cate le place sous le sol:

"Cate is burying the baby under the floor" (B 57).

On imagine qu'elle n'attend pas plusieurs semaines avant d'enterrer le bébé. Il n'y a qu'entre la scène 3 et 4 que Sarah Kane ne donne pas d'autre repère temporel que la saison indiquée. En tout cas, il est tout à fait possible de penser que l'histoire ne se déroule que sur quelques jours et que les saisons interviennent plutôt comme l'image d'un temps qui dure indéfiniment depuis l'arrivée du soldat. En effet, si les scènes 1 et 2 s'étendent sur plusieurs pages, les scènes suivantes sont plus courtes, et pourtant, il s'y déroule un même laps de temps si l'on se réfère aux saisons. On pourrait assimiler ce passage du temps aux évanouissements de Cate qui, comme elle le dit, peuvent durer une éternité pour elle:

"Feels like I'm going away for minutes or months sometimes" (B 10).
"It's like that when I have a fit. [...] The world don't exist, not like this. Looks the same but - Time slows down. A dream I get stuck in, can't do nothing about it" (B 22).

Cette manipulation du temps de la part de Sarah Kane contribue à un sentiment de cauchemar, comme si le viol de Ian par le soldat et sa mutilation s'étendait interminablement de l'été à l'automne. De plus, l'utilisation de la pluie pour indiquer les saisons constitue également un élément d'insistance sur la solitude de Ian. En effet, puisqu'il a perdu la vue et qu'il est bloqué dans la chambre d'hôtel, les sons de l'extérieur constituent le seul repère qui lui reste quant au temps qui passe.

Le spectateur, lui, en revanche prend aussi la lumière comme repère. A partir du moment où Cate repart, la forme de la pièce se fragmente jusqu'à ne constituer plus que de courtes images de Ian réduit à la souffrance et des indications de lumière qui montrent le passage du temps:

"Darkness. Light. Ian strangling himself with his bare hands. Darkness. Light. Ian shitting..." (B 59).

La désintégration de la pièce correspond finalement à celle des personnages:

"The form is a direct parallel to the truth of war it portrays - a traditional form is suddenly and violently disrupted by the entrance of an unexpected element that drags the characters and the play into a chaotic pit without logical explanation..." [ref 2-10]

Le fait que l'unité de lieu demeure, tandis que l'unité d'action et de temps se modifient, permet d'effectuer la corrélation entre l'histoire des deux personnages et la guerre. Il s'agit finalement d'un véritable cycle de violence qui se perpétue éternellement, comme les saisons:

"With Blasted you do know what this situation is even though it's not specifically defined, and it's a two way thing, because the soldier is the way he is because of the situation, but that situation exists because of what Ian has created in that room, of what he has done to Cate [...]. So basically, it's a completely self perpetrating circle of emotional and physical violence." [ref 2-11]

C'est précisément cette démarche qui constitue l'intérêt principal du travail de Sarah Kane. En jouant avec les données de temps et d'espace, l'auteur parvient à évoquer quelque chose d'intemporel et d'universel. A ce propos, si d'après les didascalies, Cleansed se déroule dans une université, on ne peut pas dire que les personnages soient des étudiants au sens littéral du terme. Le mot université vient du latin "universitas" qui signifie "communauté, corporation" selon le dictionnaire encyclopédique 2000 de Larousse. On pense également au mot "univers". Ce lieu qu'est l'université peut donc s'entendre comme un microcosme de la vie contenant tous les procédés de l'univers. Si dieu a créé la terre, on peut penser que Tinker a également son petit monde. Il y intervient dans toutes les parcelles que constituent les différents lieux à l'intérieur de l'université.

Sans doute pour rassurer le spectateur, l'unité de lieu est toujours précisée au début de chaque scène. Toutefois, si Sarah Kane fournit une unité de lieu, celle-ci demeure énigmatique puisqu'elle ne correspond pas explicitement à la réalité. Dans son université, on ne trouve ni étudiants ni professeurs. Cela donne, une fois de plus, une impression d'irréel, de cauchemar. La seule indication de temps, est, comme dans Blasted, évoquée par une saison: "Midsummer - the sun is shining" (CL 109). L'auteur, sans conteste, se refuse à situer son histoire dans l'espace et dans le temps.

Comme pour ses œuvres précédentes, elle donne ainsi à Cleansed un côté intemporel et universel.

Pour cette pièce elle a commencé par s'intéresser de près à la similitude entre la situation d'un amant rejeté et celle d'un prisonnier de Dachau:

"When you love obsessively, you do lose yourself. And when you then lose the object of your love, you have none of the normal resources to fall back on. It can completely destroy you. And very obviously concentration camps are about desumanizing people before they are killed. I wanted to raise some questions about these two extremes and apparently different situations." [ref 2-12]

Elle explique son choix de ne pas donner un contexte historique ou géographique à ses pièces en affirmant:

"[...] when you get so specific something actually stops having resonance beyond that specific... Whereas I hope that Cleansed and Blasted have resonance beyond what happened in Bosnia or Germany specifically." [ref 2-13]

Toutes deux inspirées par l'actualité, Blasted et Cleansed ont d'ailleurs été conçues dans l'optique d'une trilogie dont le dernier volet traiterait d'une dévastation nucléaire - idée abandonnée par la suite.

Lorsqu'on sait le jeu de Kane avec les règles du théâtre établi, on peut se demander ce qui a pu la décider à reprendre une tragédie classique pour écrire Phaedra's Love.

"[...] it was the Gate which suggested something Greek or Roman, and I thought, 'Oh, I've always hated those plays. Everything happens off-stage, and what's the point?' But I decided to read one of them and see what I'd get. I chose Seneca because Caryl Churchill had done a version of one of his plays which I had liked very much. I read Phaedra and surprisingly enough it interested me." [ref 2-14]

Il y a donc à la base de Phaedra's Love un intertexte bien défini, cependant, ce qui a intéressé la dramaturge consistait à proposer sa propre version en réinterprétant le matériel de base:

"I read Euripides after I'd written Phaedra's Love. And I've never read Racine so far. Also, I only read Seneca once. I didn't want to get too much into it - I certainly didn't want to write a play that you couldn't understand unless you knew the original. I wanted it to stand completely on its own." [ref 2-15]

Le titre de Phaedra's Love annonce déjà des changements par rapport à la pièce de Sénèque. En effet, si dans celle-ci, Phèdre est placée au premier plan, le double sens du génitif de Phaedra's Love laisse à penser que dans la pièce de Sarah Kane, cela ne sera peut être pas le cas. En effet, ce titre peut représenter l'amour que ressent Phèdre pour Hippolyte, mais également l'objet de l'amour de Phèdre: c'est à dire Hippolyte lui-même. La dramaturge modifie alors le matériel de base et offre à Hippolyte la place principale de sa pièce.

Elle modifie également le sens du puritanisme. En effet, elle fait violence à l'image traditionnelle du jeune prince de Sénèque qui reste vierge jusqu'au mariage:

"The other interesting thing about [Seneca's] Phaedra was that I thought Hippolytus was so unattractive for someone to be so pure and puritanical, and I thought actually the way to make him attractive is to make him unattractive but with the puritanism inverted - because I wanted to write about an attitude to life - not about a lifestyle. So I made him pursue honesty rather than sexual purity which I hadn't care for anyway." [ref 2-16]

Il est également intéressant de noter qu'aucune indication de temps n'est mentionnée dans Phaedra's Love. L'histoire d'origine appartient à la mythologie grecque, et elle a été reprise par Sénèque au temps des romains. Toutefois, même si l'auteur ne donne volontairement aucune marque de temps, elle remanie la pièce implicitement à son époque. Ainsi, Hippolyte passe son temps à regarder des films violents hollywoodiens et à jouer avec des gadgets électroniques en tous genres.

L'indication de lieu utilisée, identique à la pièce de Sénèque, conserve un aspect intemporel. Effectivement, le palais royal n'a pas disparu aujourd'hui puisque l'Angleterre a conservé sa monarchie. Kane utilise d'ailleurs les personnages de Strophe et de Phèdre en réalisant des parallèles avec la famille royale anglaise, où la mère et la fille sont considérées comme exclues. Hippolyte se moque ainsi du rôle de Strophe dans la hiérarchie de la famille, lorsqu'il s'agit d'envisager son futur:

"Strange. The one person in this family who has no claim to its history is the most sickeningly loyal. Poor relation who wants to be what she never will" (PH 88).

Le comportement de la foule face à la mort de Phèdre fait étonnamment écho aux réactions du grand public et des médias lors de la mort de la princesse Diana, même si la pièce a été écrite auparavant:

"She was the only one had anything going for her" (PH 98).

En effet, lorsque Lady Diana est décédée, la foule lui a rendu un immense hommage et elle est tout d'un coup apparue comme l'unique personne faisant honneur à la famille royale. Quelques mois après sa disparition, Sarah Kane a d'ailleurs déclaré dans une interview:

"It would be a really good time for a production [of Phaedra's Love] in Britain." [ref 2-17]

Si l'auteur joue avec les lieux et la temporalité, c'est donc pour ne jamais s'enfermer dans un contexte historique ou spatial. Ce qu'elle raconte peut finalement avoir lieu n'importe où et à tout moment, quelle que soit sa source d'inspiration. Ainsi, Crave et 4.48 Psychosis ne contiennent même plus d'indication de ce type. Les deux pièces semblent véritablement se situer dans une région de l'âme que chacun peut retrouver en lui. En évoquant ces histoires, c'est aussi de son spectateur que Sarah Kane parle.

 

© Emilie Gouband 2002
reproduced on the site with the kind permission of the author

 

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